Guy Debord

 

par Marguerite Deville

 

S

i, dans les années cinquante, Diogène s’était baladé dans les rues de Paris il aurait sans doute eu  plus de chance qu’à Athènes. Surtout s’il arpentait l’espace restreint défini par l’intersection de la rue Saint-Jacques et de la rue Royer-Collard ; celle de la rue Saint-Martin et de la rue Greneta ; celle de la rue du Bac et de la rue des Commailles, il aurait trouvé au moins un homme : Guy Debord — surtout s’il était entré dans les bars et les cafés, comme il l’aurait sans doute fait. Guy Debord n’était ni un théoricien ni un essayiste ni un cinéaste ni… C’était un homme. Ce qui est trop, surtout pour la clique des professeurs et des journalistes qui, ombrageux comme des bardots, s’effraient à la moindre prise de position sincère sur soi-même : Rien n’est plus naturel que de considérer toutes choses à partir de soi. Choisi comme centre du monde : on se trouve par là capable de condamner le monde sans même vouloir entendre ses discours trompeurs. Il faut seulement marquer les limites précises qui bornent nécessairement cette autorité : sa propre place dans le cours du temps, et dans la société : ce qu’on a fait et ce qu’on a connu, ses passions dominantes. Je dois confesser que j’ai eu moi aussi des difficultés lors de mon premier contact avec ses écrits. Mais des difficultés d’un autre genre : celle d’une jeunesse, passablement ignorante, qu’à la réflexion philosophique l’école ne formait pas et que la rue traînait parfois dans une agitation que nous appelions politique.

 

Dans les années soixante-dix, je me baladais dans les rues d’Aix-en-Provence et, un jour oui et l’autre aussi, je me plantais devant la vitrine de la librairie Vent du sud où j’ai découvert pratiquement tous les auteurs auxquels je suis restée fidèle. J’y découvris aussi La société du Spectacle, un livre que je lus sans guère le comprendre et que je viens de redécouvrir vingt-cinq ans plus tard. Un livre dont les chapitres courts, denses, rigoureux, dépourvus de sensiblerie, incroyablement lucides et sans concession, rappellent obstinément que la société occidentale est fondée sur une véritable barbarie et que le spectacle en constitue en même temps le fond et le miroir. Un livre qui m’a redonné le goût de l’engagement et l’envie de lutter plus qu’avec des mots. De lutter contre les mots.

 

Forte de mon lointain échec et de mon nouvel enthousiasme, je propose un chemin de lecture qui commence par Panégyrique.

 

Panégyrique

 

Un court texte autobiographique sans patelinage et sans détours psychologiques qui décrit l’homme et l’époque dans un même élan : Je vais dire ce que j’ai fait (…) les grandes lignes de l’histoire de mon temps en ressortiront plus clairement. Une autobiographie à la démarche sûre, lucide comme Ecce homo.

 

On s’en doute : si les citations foisonnent ce n’est pas pour donner de l’autorité à une quelconque démonstration mais pour faire sentir de quoi auront été tissés en profondeur cette aventure, et moi-même. Parlant des journalistes et des intellectuels critiques de ses écrits — pas toujours faciles et éloignés, en apparence, de la langue parlée — il écrit qu’ils ne savent pas parler et leurs lecteurs non plus, pris qu’ils sont dans un langage moderne, direct, facile qui favorise une certaine solidarité rapide. Eux et leurs lecteurs. Les ennemis. La majorité. Les souteneurs plus ou moins enthousiastes et plus ou moins dupes d’une société méprisable. Son radicalisme comme son refus du compromis ou des nuances sont à la fois vivifiants et désespérants : j’avais toujours dit franchement  que ce serait tout ou rien (…) Quant à la société, mes goûts et mes idées n’ont pas changé, restant le plus opposés à ce qu’elle était comme à tout ce qu’elle annonçait vouloir devenir. Il vécut dans la rue et loin des lieux du savoir abstrait, pour la révolution.

 

Il vécut dans les bars où il buvait, buvait, buvait… vin, bière, rhum, punchs, akuavit, cognac… on conçoit que tout cela m’a laissé bien peu de temps pour écrire, et c’est justement ce qui convient : l’écriture doit rester rare, puisque avant de trouver l’excellent il faut avoir bu longtemps. Il voyagea, connut quelques amours et retourna aux ruines de Paris puisque alors il n’était resté rien de meilleur ailleurs. Dans un monde unifié, on ne peut s’exiler. Il s’est beaucoup intéressé au monde de la guerre, qui présente au moins cet avantage de ne pas laisser de place pour les sots bavardages de l’optimisme. Un homme noir, donc ? Certes. Mais y a-t-il d’autres possibilités pour un homme qui voit que la servitude veut désormais être aimée véritablement pour elle-même.

 

Il naquit en 1931 et se suicida en 1994.

 

La Société du Spectacle

 

Ce n’est pas un livre pour tous. Ni pour personne. Il est pour une élite, pour ceux qui croient que les livres doivent aider à changer le monde : À vrai dire, je crois qu’il n’existe personne au monde qui soit capable de s’intéresser à mon livre, en dehors de ceux qui sont ennemis de l’ordre social existant, et qui agissent effectivement à partir de cette situation. Deux cent-vingt et une thèses écrites dans l’intention de nuire à la société spectaculaire. On ne peut être plus clair. Et pourtant il ne s’agit pas d’un ouvrage d’agitation, mais d’une œuvre philosophiquement solide, écrite dans un style qui ne flatte jamais la vanité du lecteur — même pas un clin d’œil, pas un sourire, pas un mot « doux », rien qui puisse encourager la passivité et la paresse que la société choie. Surtout pas de mépris pour le lecteur.

 

Debord a synthétisé dans un seul syntagme, société du spectacle, trois éléments fort différents et enchevêtrés : Le spectacle se présente à la fois comme la société même, comme une partie de la société, et comme instrument d’unification. En tant que partie de la société, il est expressément le secteur qui concentre tout regard et toute conscience. Comme certains de ses critiques ou de ceux qui ont pigé des idées dans son livre ont été trop facilement portés à le penser, il ne s’agit pas d’une critique des médias (Debord n’est pas Debray) qui se justifie avec un substrat théorique, mais d’un socle théorique fondé sur une analyse des mécanismes de production qui permet de comprendre les médias. Ni Marx ni Hegel n’ont traversé la vie de Debord sans laisser de traces.

 

Il est facilement compréhensible que la partie « média » du spectacle ait reçu le plus d’attention, surtout de la part des intellectuels qui, contrairement à Debord, ne croient pas que le seul moyen de sortir de la barbarie soit un changement violent de la société. La critique des médias peut même devenir un domaine de recherche universitaire pour ne pas voir que le spectacle c’est la société dans son entier et qu’elle — la critique — n’est qu’un support et un mécanisme d’amélio-ration qui préserve l’aliénation. Les universités sont spectacle. Comment pourrait-il en être autrement si le spectacle est le secteur qui concentre tout regard et toute conscience ?

 

Montréal avec sa concentration de festivals, de journées de…, de semaines de…, de fêtes de… est un lieu béni de Dieu pour « vérifier » les théories de Debord et comprendre les limites des interprétations qu’on donne de son livre. Que tant de scribouillards universitaires pondent des tartines contre la festivalerie touristique montréalaise en faisant appel à l’éthique n’a rien d’étonnant. Ça ne m’étonnerait même pas que certains aient le culot de citer à ce propos le temps pseudo-cyclique consommable ! Ce que messieurs les professeurs-journalistes n’ont pas compris c’est qu’ils sont encore plus dans le spectacle que l’organisateur du Festival juste pour rire. Les universités en tant que lieu de production de connaissances (et quoi que les vieux grognons en disent, elles produisent des connaissances) sont un des centres principaux du mécanisme spectaculaire. Et en remplissant leur fonction sociale de critique, de « travail du langage », d’invention de concepts qui entreront dans le marché afin que rien ne change, elles génèrent une richesse qui aide à garder intacts les mécanismes existants du pouvoir. La fusion des professeurs et des journalistes (si bien réalisée au Québec par Le Devoir) est ce qui peut arriver de mieux (et donc de pire) :  l’industrie lourde et l’industrie légère de la pensée s’épaulant pour conserver le statu quo.

 

Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. C’est fort. Ça fait penser, aussi parce que ce n’est pas tout à fait vrai. Rien que des images et des mots pour parler d’images et de mots. Tout est interprétation, comme tous les penseurs post-niez-tschéens n’ont cesse d’annoncer. Et même dans les moments plus corporels (plus objectifs), les images médiatisent les rapports. En soi cela n’a rien d’étrange. On ne fait plus l’amour de la même manière quand on a vu toutes sortes de positions, de vitesses, de frissons au cinéma. Mais cela pourrait être une richesse. Pourrait impliquer une augmentation des besoins et donc des requêtes plus fortes et donc des activités… Sur cela Debord ne serait pas d’accord. Il croit que l’augmentation des besoins n’est qu’un faux enrichissement (les pseudo-besoins), une ruse du marché. Oui, c’est certainement une ruse du marché, mais même le policier du coin sait que l’arroseur peut être arrosé.

 

Debord, comme les penseurs de la post-modernité, croit qu’il faut de nouveaux concepts pour saisir la spécificité de notre époque. Mais, contrairement à ces derniers, il en a trouvé un de bien solide, « spectacle », qu’il veut employer pour donner des armes théoriques aux ennemis du... spectacle. Des armes théoriques inutilisables si elles ne volent pas sur les ailes de l’action.

 

Trente ans après on peut s’étonner de la génialité de sa découverte qui a été desservie par le signifiant qu’il a choisi (« spectacle »), car « spectacle » avait et continue d’avoir, malgré les efforts de Debord, une connotation trop étroite. L’expression américaine Knowledge Society est bien plus forte et plus utile pour « les ennemis de la société ». Plus forte car elle permet de ramener la connaissance dans la société et de souligner la centralité du langage. Plus utile car plus vraie.

 

Entre l’optimisme bébête de La société communicationnelle ou de L’intelligence collective et le pessimisme de La société du Spectacle, il y a de quoi inventer.

 

Guy Debord, La société du spectacle, Gallimard, 1992.

Guy Debord, Panégyrique, Gallimard, 1993