On
pourrait penser qu’il est plus connu que Barabas dans la Passion ou Céline Dion
à Las Vegas. Ce n’est pas le cas. La moitié des étudiants en sciences de l’UQAM
pensent qu’il est né quelques années avant Galilée (1564-1642) et qu’avec ce
dernier il eut de longues discussions sur les épicycles. Aristote (le Stagirite)
naquit en 384 en Macédoine et mourut à Eubé en 322 à une époque où les
Macédoniens étaient moins peureux qu’aujourd’hui (mais, sans doute, l’empire
perse était-il moins puissant que l’empire américain d’aujourd’hui). Alexandre
le Grand (le Macédonien qui préférait couper les nœuds plutôt que de les défaire),
par exemple, ne se gênait pas pour s’en aller en Inde chercher la source du
soleil. Il faut dire, pour retourner à nos moutons, qu’il fut à l’école de ce
même Aristote qui passa sa vie à chercher les sources de la vie, de la raison,
du mouvement, de tout ce qui tombait sous les sens (et non sous le sens !).
Dans ses temps libres (entre des livres sur la métaphysique, d’autres sur
l’éthique ou sur la physique) il étudia les animaux sur lesquels il pondit cinq
ouvrages : Histoire des animaux, Les parties des animaux, Le mouvement
des animaux, La progression des animaux, La génération des animaux. Comme
les animalistes d’aujourd’hui il ne douta jamais que les hommes sont des
animaux parmi d’autres mais, avec son grand esprit d’observation, il avait
aussi noté certaines différences non secondaires (à son avis) comme celle qu’il
décrit au début du livre sur l’histoire des animaux : « Aucun autre
animal ne peut, comme l’homme, se souvenir du passé par un choix
volontaire ». Ce qui n’est pas rien, même si c’est sans doute dans les souvenirs
qui ne sont pas voulus que gît le lièvre. Dans son étude il fut si
« expérimentaliste » qu’il se mit même, sinon dans leur peau, du
moins dans leurs postures — comme quand, à un âge où, selon le Sphinx, on
devrait marcher à trois pattes, il se mit à quatre pattes et promena sur son
dos une très légère demoiselle. Là-dessus les opinions des aristotéliciens sont
très partagées : selon les générativistes il joua au cheval (ou à l’âne)
lors de la préparation de La génération des animaux, selon les mouvementistes
il le fit pendant la rédaction du Mouvement des animaux (on ne
considérera pas la minorité d’éthiciens qui croient qu’il fit le cheval à
l’époque où il écrivit Des vertus et des vices). Je ne sais pas si les livres
sur les animaux d’Aristote sont encore très lus, mais je suis sûre que ceux qui
les commencent ne peuvent plus les lâcher : tout y est léger, spirituel et
tellement plein d’informations qu’on ne bée jamais aux corneilles (il y a
beaucoup d’erreurs ? Peut-être, mais il suffit de traiter l’Aristote des
animaux comme le Freud de la psyché, c’est-à-dire comme un littérateur, pour
non seulement remettre les erreurs à leur place mais, éventuellement, s’en
servir pour rehausser la sauce). Prenez, par exemple, la classification en
fonction de la naissance, il nous dit qu’on peut diviser les animaux en ovipares,
vivipares et vermipares. Dans la classification moderne on a gardé les deux
premières catégories, on a laissé tomber les vermipares et on a ajouté les
ovovivipares. Mais, même si elle n’est plus défendable, ne trouvez-vous pas que
cette idée de naître ver est très chouette ? Mieux vaut naître ver que le
devenir en vieillissant, du moins dans une vision anthropocentrique. Ou cette
autre idée : les hommes avec un sexe petit sont plus prolifiques parce que
le sperme se refroidit moins en sortant (pour le même motif, les serpents, qui
sont longs, n’ont ni testicules ni pénis). Grave erreur ? Peut-être, mais
peut-être qu’un jour des médecins américains nous démontreront qu’Aristote
avait raison et que si l’appendice mâle n’a pas disparu c’est seulement grâce à
l’homosexualité. Par contre cette « erreur » nous permet de réfléchir
sur les mécanismes psychologiques de compensation qui se sont mis en place dans
la tête de ce philosophe assez lucide pour savoir qu’il pouvait être autant âne
qu’un âne mais que jamais il n’aurait pu avoir l’outillage de ce dernier.