Figures du hasard
par Alice
Premiana
J’avais noté que rouge avait gagné sept fois de suite.
Par une fantaisie étrange, je lui restais fidèle quand même. [...] je me
rappelle clairement que, sans aucun défi de vanité, je fus en proie à une
terrible soif de risque.
Fedor
Dostoïevski, Le joueur, Le livre de
poche, p. 193.
Rien ne va plus
Roulette
à cinq dollars. Une croupière fait ses premières armes avec une maladresse
pathétique. Un Chinois étique brode des chiffres minuscules avec un énorme
crayon bleu. Un quinquagénaire trapu et nonchalant tangue entre deux tables.
Une jeune femme chuchote à l’oreille de son antique compagnon que l’afficheur
absorbe. Un regard dégarni picore sur le tapis.
La croupière : Trente-cinq, rouge, impair et passe.
Premier joueur (rêveur) :
J’ai
trop fixé le dix-neuf. Ce n’est pas sa journée.
35 – 19 = 16 : joue le 16. Aujourd’hui c’est le 16 mai
et ça fait 16 ans que je suis parti du Grand Nord. Vas-y. Mise le maximum et
regarde la croupière dans les yeux.
Deuxième joueur (raisonneur) : C’est dommage.
Ça fait tellement longtemps que le 19 ne sortait pas. Vas-y. Mise le maximum.
Les probabilités sont de ton côté.
Le Chinois empile les quatre jetons qu’il vient de gagner sur les deux derniers qui lui restaient. La jeune et son chauve lapin remisent sur le rouge. Une énorme mulâtresse change cent dollars.
La croupière : Les jeux sont faits. Rien ne va plus.
La boule est plus in..dé..c..ise… que… jam..ais... dans.... ses... derniersmou…vements.
La croupière : Seize, noir, pair et manque.
Essayez d’expliquer à vos
amis l’éréthisme qui vous saisit entre le « rien ne va plus » et
l’annonce du numéro et de ses trois attributs. S’ils ne sont pas joueurs, ils
n’y pigeront que couic. Ceux qui vous aiment, vous écouteront attendris et mettront,
injustement, l’excitation sur le dos de votre tempérament. Ceux qui vous aiment
bien, parleront d’exagération ou de n’importe quoi et vous diront,
honnêtement, qu’ils ne comprennent pas mais qu’ils vous croient. Les autres
sauteront sur l’occasion pour penser que votre générosité cache une cupidité
qu’ils ont toujours soupçonnée. Robustes lieux communs, métaphores déterrées
dans le coin le plus exquis de votre esprit et allégories soigneusement bâties
ne vous seront d’aucun secours. Inexplicables modalités du jeu…
Le Rien ne va plus donne le droit de parole à
la confuse assemblée des numéros pour élire le délégué qui absout ou condamne
sans appel. C’est l’ordre qui fixe vos choix pour l’éternité et vous oblige à
écouter l’ironique cliquetis d’une boule volage. C’est la formule magique qui
arrache la dernière hésitation tenace et la balance, racines à l’air, sur le
tas haletant de la petite histoire. Surgissement, par milliers, de rigoles du
possible qui se jettent, sous le regard accablé des hommes, dans le fleuve,
unique et sans pitié, de la nécessité. Sommation de s’abandonner au courant
sans merci du destin.
C’est bien le joueur de
roulette le seul héros grec transplanté en Occident. Lui seul, dans un monde de
sondages et de probabilités, piétine les statistiques, défie, erre, persiste et
signe avec acharnement. Qui, sinon lui, ose encore risquer ce qui seul compte —
l’argent — pour le plaisir pervers de mettre à l’épreuve l’amour impitoyable
des dieux ?
Ce que cherchèrent Michaux
dans l’opium, Cobain dans l’héroïne, Nietzsche en haute montagne, Sade dans le
meurtre, Mitterrand dans le pouvoir et la dame d’à côté dans les magasins de
chaussures, le joueur de roulette le vit des centaines de fois dans le court
intervalle qui sépare le « rien ne va plus » de l’annonce du chiffre
élu.
Le héros solitaire de la
roulette est loin de la bande des collègues de bureau qui tentent leur chance à
la 6/49 ou du flot anonyme qui se rue sur les machines à sous comme Œdipe et
Achille étaient loin des Ilotes. Le rite de la roulette a un temps et un rythme
que les « gratteux » avec leur vulgaire immédiateté et la 6/49 avec
sa lointaine virtualité ne pourront jamais atteindre.
—
Bande ? Flot anonyme ? Héros ? Ilotes ? Vulgaire ? D’où sort
ce langage méprisant ?
—
De la connaissance
du jeu.
—
D’où vient
cet amour réactionnaire pour les beaux temps d’antan ?
—
D’un amour
lucide pour l’aujourd’hui.
—
Jusqu’à
quand faudra-t-il répéter que ce furent les Ilotes qui permirent aux héros de
guerroyer ? Que les héros marchaient sur les épaules des humbles ?
Que les grands sentiments et les actions sublimes ne sont que l’écume de la
vie ?
—
Pas besoin
de le répéter. Et l’écume, nous l’aimons.
—
Que
« grand » et « sublime » sont des mots entachés
d’injustice ?
—
Tout mot
l’est.
On peut penser n’importe
quoi de la justice, du passé, de la vulgarité… ce qui est certain c’est qu’il y
aura toujours des héros tragiques prêts à étreindre la nécessité après l’avoir
bravée ; des bravaches prêts à parler de nécessité après s’être
dérobés ; des bons gars enveloppés dans leurs discours de soie.
J'avais si peu l'habitude de parler qu'il m'arrivait de temps en temps de laisser échapper, par la bouche, des phrases impeccables au point de vue grammatical mais entièrement dénuées, je ne dirai pas de signification, car à bien les examiner elles en avaient une, et quelquefois plusieurs, mais de fondement.
Samuel Beckett, Premier amour, p. 46.
À un extrême il y a les
discours qui ne concèdent aucun espace au hasard et où tout s’enchaîne avec une
logique impitoyable. Des discours impersonnels tellement les liens entre les
concepts sont nécessaires ; tellement les « choses » dont ils
parlent semblent être des « choses de la terre » et non des mots
d’air. Discours qui fascinent quand on a des penchants pour la philosophie et
la science, quand on est jeune et allergique à l’ignorance. Des patrons
dessinés par la raison qui permettent à l’auditrice de découper et assembler le
chemisier pour le grand gala de la culture. Discours rigoureux et vides. Prêt-à-porter.
À l’autre extrême
il y a les collages de mots et de phrases pigées dans l’immense sac de la
langue. Des éléments collés par la glu de l’inconscient ou[1]
par le n’importe quoi du manque de conscience. Des propos sans propos où le
hasard domine du haut de la confusion. Des feux d’artifice qui nous fascinent
quand on a des penchants vers l’art, quand on est jeune et sensible aux
frétillements de la conscience. Discours flamboyants et vides.
Au milieu il y a
les discours qui « se tiennent », qui « essayent de rompre avec
les idées reçues », qui « sont porteurs de sens » ; ou
encore ceux qui « nous amusent »,
« nous renseignent », « nous parlent » ; ou
bien ceux qui sont tout simplement « intelligents ». Discours sur
mesure et vides.
Enfin, il y a le discours
sans discours[2], celui que
la vanité ne grise. Le discours avivé par les détails et toujours prêt à se
transformer en action et à mourir. Celui qui glisse entre les barbelés des
professions et, avant-garde subtile, donne un sens à l’espace où se placera le
corps.. Mais, heureusement, une fine poussière est soulevée qui se dépose dans
les endroits les plus sensibles et qui raie nos paroles. Cela nous permet de
passer notre temps à rayer et fourbir jusqu’à ce que mort s’en suive.
— Quel type de
discours fais-tu ?
— Je ne sais pas.
Il n’empêche que tout ce dire, quelle que soit l’intention, le travail et la
capacité du locuteur, sera broyé par la machine à donner du sens de celui qui
écoute. Les humains, points de vie — fils du hasard — ne peuvent qu’imposer
ordre et règles là où leur père règne.
Le corps est l'explicateur universel. Il est à ce point de vue le groupement des unités et appareils de mesure.
Paul Valéry, Cahiers, t. II, Pl., p. 850.
Une bande de têtards,
éjectés par le désir, folâtre dans une charitable mouillère. Et puis, patapouf,
l’un d’entre eux, plus chanceux que les autres, heurte la coquille d’un œuf
et... rataplan... rataplan... c’est le début de la longue marche.
Neuf mois pour se composer
une figure présentable et puis la grande sortie, la première, celle qui marque.
Une petite vengeance envers celle qui se débarrasse de lui et qui lui cède le
témoin dans le relais de la souffrance : Aaaaaaaouh ! Ououin !
Ououin ! Ça commence. Le hasard a fait la première partie du chemin.
Il foule tout grain qui lui
tombe sous les sens pour remplir vite ses futailles. Pendant quatre ou cinq ans
le fouloir marche à plein régime. Il transforme en provisions tout ce qui
l’approche ; il cache les denrées les plus précieuses dans des amphores
antiques[3]...
on ne sait jamais Le cellier bien garni, les amphores bien celées, il est
prêt pour la compétition. Quelques années ont suffi pour donner un air
présentable à ce nouveau point de vie.
— Qui le lui a
donné ?
— Ceux qui
l’entourèrent. Le culturel et l’affectif, comme on dit.
— A-t-il tout
pris ?
— Il a pris ce
qu’il a pu prendre.
Il a pris les
mots qui sont entrés dans son champ de forces. Certains l’ont égratigné,
d’autres l’ont excité, d’autres encore l’ont attristé ou fait rire… selon un
patron toujours plus figé, toujours plus sien. Lentement mots et raison ont
transformé ce point de vie, grouillant de hasard, en point de vue.
Il commence à
voir clair, à fixer des points de repère, à solidifier les patrons et à
diminuer les degrés de liberté. L’autoroute de la mort est tracée : le
hasard se retire et laisse à la nécessité la gestion de ces quelques dizaines
d’années qui lui restent avant de rentrer dans l’ordre.
Pour terminer une citation tirée du « Livre de la lune, du
sanglier et du thon » du poète basque Echegarray Amaliouty (Ascain
1265-1321[4]) :
Au
début était Ordre. Un ordre si ordonné que la lune ne songeait point à changer
son cours ni le sanglier à quérir d’autres paissons. Un jour, cependant
qu’Ordre s’endormait dans les bras de Sokoa, le serpent circonvint la lune et
lui inspira de nouveaux chemins. La vierge lune et le serpent lascif
folâtraient dans l’océan avec le thon au grand souffle quand Ordre se réveilla.
Terrible fut son courroux. Sa vengeance fut sans merci.
Ordre
dit au serpent « Tu marcheras sur ton ventre et tu mangeras de la
poussière ». Et à la lune « J’ordonne à la marée de te suivre
éternellement afin que tu n’oublies jamais ton pêché. »
Ordre
dit aux bestiaux de la terre, aux poissons de la mère et aux oiseaux
ailés : « Vous
avez trahi ma confiance. Je vous abandonne aux chaos pour mille et encore mille
siècles. Vous reviendrez dans mon royaume lorsqu’une femelle meurtrira le
serpent à la tête, et que le serpent la meurtrira au talon.
[1] Cette opposition mériterait quelque centaines de pages d’une plume plus studieuse que la mienne.
[2] Est-ce l’équivalent du « discours sans parole » qui est le discours préféré par Lacan ? J’en doute.
[3] Refoulement, disent ceux qui se contentent d’une formule toute faite.
[4] Est-ce un hasard que les dates de sa naissance et de sa mort coïncident avec celles de Dante ?